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La musique et ses entours

La musique en ses entours.

Topophonie à Fontainebleau

Sophie Agnel, Hélène Breschand, Théo Jarrier et Thierry Madiot - soit la toute jeune association Topophonie - nous proposaient les 3 et 4 juillet 1999 une première " rencontre musicale et extra-musicale dans un lieu nomade ", pour reprendre les termes de leur invite. L’expérience, sise en la " sablière " de Boissy-aux-Cailles, ne pouvait qu’émoustiller le " promeneur égaré en ethnomusicologie " que je suis. Ce " laboratoire topo phonique " promettait en effet une sorte d’ethnographie en acte des musiques dites improvisées. Promesse tenue : où l’on perçoit la musique se faire en ses entours (ses lieux, ses instruments, ses corps, ses moments...). Non pas la musique et ses entours - comme si elle constituait une réalité en soi, tangible hors de ses effectuations, ontologiquement distincte de tout ce qui la produit. La musique et ses entours - conjointe à ses moyens, émanant (" immanant ") de ses médiations, étant ses entours. Mais déployons ces phrases peut-être un peu abruptes. Soient une dizaine d’improvisateurs astreints à une consigne minimale : une dune boisée de la forêt de Fontainebleau ; un même horaire deux jours d’affilée (de 15 à 20 heures) ; la liberté, plutôt l’injonction implicite d’en explorer tous les possibles musicaux. L’affaire peut paraître simple. Il suffit de la mettre en regard avec le dispositif dominant de présence musicale, la scène, pour subodorer qu’il n’en sera rien. Car cette consigne semble-t-il anodine a pour vertu de faire voler en éclat presque tout ce qui compose habituellement un " concert ", tout en s’y référant constamment - on ne se défait pas si facilement de ce dispositif scénique, parvenu à son acmé avec la professionnalisation du musicien à la fin du XIXe siècle, et comptant aujourd’hui parmi les principaux modes d’être de la musique dans nos pays (avec par exemple la partition, le fond sonore d’ambiance, le disque, la quasi disparition de la musique rituelle ou du salon bourgeois...). Qu’est-ce qu’une " scène ", tout d’abord ? Proposons un résumé synthétique, forcément trop général pour rendre compte précisément des innombrables concerts qui ont lieu chaque jour de par le monde... Tout d’abord, un lieu clos : sélection des participants autorisés à franchir le sas d’entrée (musiciens, organisateurs, invités éventuels, auditeurs payant leur place) ; élimination de tous les " parasites " sonores, réduits au silence pour mieux faire ressortir les sons " musicaux ", c’est-à-dire émis exclusivement par les musiciens, seules personnes dotées du pouvoir (pas " magique ", simplement le pouvoir : capacité d’action inégalement distribuée) de le faire (la tautologie n’est qu’apparente). Les diverses manifestations des auditeurs se voient évacuées dans le même mouvement : héritage jazziste des musiques improvisées, certaines sont tolérées (en club de jazz : par ses interventions, l’auditeur produit la montée en intensité musicale tout autant que les musiciens) ; mais marque d’une autonomisation croissante par rapport au jazz et de l’inspiration (relative) du modèle de la musique contemporaine, elles le sont de moins en moins et sont sujettes à polémiques (voir les conversations entre amateurs) ; résultat, seuls sont autorisés à faire du " bruit " les auditeurs dotés d’un nom, c’est-à-dire d’une personnalité et d’une reconnaissance (d’une réputation) par les membres du " milieu " - opposés au public indifférencié des auditeurs lambda, qui font vivre les musiques improvisées par l’acquittement de droits d’entrée (par ici la caisse) mais que la méconnaissance relative des règles de bienséance du " milieu " rend " dérangeants " (vos gueules, on écoute). Une temporalité précise : horaires annoncés, dont le respect relatif procure les plaisirs du sentiment d’informalité ; un climax sans cesse identique (condition sine qua non de son efficacité), avec légère attente (moment des discussions, des rencontres et de la première bière), premier set, pause (rediscussion, rerencontre, rebière, commentaires sur le premier set qui permettent de réajuster l’attention auditive sur tel ou tel musicien, telle ou telle particularité musicale), second set, fin de partie (rerere, partage des sensations et des jugements qui permettent le durcissement progressif des avis respectifs ). Un espace fermement distribué : la rampe de la scène notamment (amplifiée par l’éclairage et le dispositif de sonorisation), qui sépare les personnes autorisées à faire du bruit et celles obligées de l’écouter, interdites de musique. Ici une petite variation. Salle de concert : les auditeurs sont disposés en rangs de fauteuils, c’est-à-dire alignés face à la scène, donc individualisés, sommés de focaliser leur attention exclusivement sur les musiciens, toute conversation étant ainsi improbable et dérangeante (perturbant le dispositif destiné à les rendre muets et immobiles - auditeurs, quoi). Club : les tablées disposent des cercles d’auditeurs et permettent ainsi une oscillation de l’attention entre musiciens et amis (donc mouvements, conversations). Mais fait intéressant, les clubs de musiques improvisées voient la plupart du temps les auditeurs déplacer leurs chaises face à la scène au début des sets, comme si les musiques improvisées ne pouvaient (plus, cf. ci-dessus) être une musique de club, mais seulement de concert. Le comptoir, outre qu’il permet une consommation d’alcool plus importante, opère une troisième division des participants (surtout avant, entre et après les sets), avec les musiciens, et les auditeurs séparés entre public lambda situé dans la fosse des tablées et membres du " milieu " réunis autour du bar. Deux remarques. 1, les dispositifs d’objets produisent en grande partie les personnes (plus que celles-ci instrumentalisent les objets) : dès lors que les techniques d’ajustement à ces dispositifs sont " incorporées ", intériorisées (après " décisions " originelles, réalisées dans le temps long de l’histoire collective, et apprentissages individuels), elles sont si " naturelles " (comme une " seconde nature ") qu’elles en deviennent invisibles et d’autant plus efficaces. La coordination des rôles et des comportements adéquats est préorganisée par les places, conjointement physiques et sociales, dévolues à chacun ; ne restent plus dès lors à accomplir que des ajustements à la marge liés aux singularités du moment afin que la beauté advienne. 2, le plus étonnant tient à la somme de contraintes, d’efforts et de dépenses extrêmement et précisément organisés nécessaires à ce que l’ " imprévu " advienne. Une multitude d’actions minutieuses, souvent fastidieuses, collectives pour arriver à ce moment minuscule où l’on est agi par tout ce que l’on a précédemment agi, où l’on se laisse prendre par tout ce qu’on a pris, manipulé, disposé, mis en place, cet énorme dispositif qu’on appelle " musique ". Songez à tout ce que nécessite ce petit miracle intimement vécue en matériel, en préparation, en partenaires, en temps, en argent... Et tout cela quand au final, " la musique " n’est pas toujours au rendez-vous : tant préparée, elle demeure " imprévisible ". Action collective requérant les efforts de tant de personnes, multitude des objets manipulés pour qu’ils produisent les effets attendus (voir l’ampli qui flanche, les annonces publicitaires sans résultat, la voiture en panne qui met en retard au concert...) : mais d’où vient la musique ? Topo Phonie nous a désigné quelques hypothèses. Rendons compte de ce que mon regard, partiel, a entrevu. Tout organisait un éclatement de la scène. Les bruits de la forêt non seulement proposaient des sonorités inédites (oiseaux, feuillages, bestioles, passants...), des bruits devenus musique pour peu que l’un des musiciens s’y adosse, mais décalaient aussi, en conséquence, le foyer (la source et le feu) de la musique, dès lors partagé entre les musiciens et les alentours sonores. Un arbre, chose inanimée (sans âme, sans intentionnalité), se voit doté d’une sorte d’intention musicale dès lors qu’un musicien veut l’écouter ainsi et jouer avec lui. Les configurations musicales pouvaient être de ce fait étonnamment mobiles : un musicien disparaissait explorer quelques sons au loin ; tel autre circulait entre ses partenaires humains et non humains ; celui-ci changeait d’instrument, s’arrêtait, passait d’un groupe d’auditeurs à l’autre etc. Ces derniers de même n’étaient plus arrimés à leurs chaises, mais pouvaient créer leur propre concert en se déplaçant entre tous les foyers musicaux, s’endormir un peu, venir discuter, repartir à l’écoute, voire se saisir d’un instrument... Pourtant, un constat implicite s’imposa peu à peu à tous : tout cela était fort agréable, mais trop long. Fait significatif à mon sens : après environ 3h30 de jeu(x), à la suite d’une courte pause dubitative, quelques musiciens reprirent leurs instruments, se placèrent les uns à côté des autres, face aux auditeurs rassemblés et improvisèrent ensemble (c’est-à-dire sans les " musiciens non humains ") - n’étaient le petit air frais et quelques gazouillis (mais renvoyés au second plan), on se retrouvait dans une situation de concert classique, une scène recomposée, avec une apparence de grand soulagement, semble-t-il, pour au moins quelques musiciens : enfin de la musique, de la vraie ! De fait, les courtes discussions du soir prirent acte de ces difficultés. En conséquence, le choix des emplacements fut plus réfléchi le lendemain, comme si la spontanéité n’était possible qu’organisée : la désinvolture du samedi ne payait pas, il fallait donc augmenter la somme des choix, recadrer un minimum, forcer l’inédit puisqu’il ne venait pas tout seul. Les musiciens se disposèrent donc pour la plupart en cercle sur les flancs du petit vallon entourant un chemin (dans l’ensemble, leurs déplacements furent beaucoup moins importants que la veille). Compromis judicieux : la distance qui les séparait leur permettait de s’entendre tout en leur autorisant le rapatriement des sons alentours au sein de " la musique ". Les auditeurs, placés au creux du chemin (eux aussi se déplaçant moins que la veille), pouvaient écouter l’ensemble. Plusieurs moments musicaux furent magnifiques. Mais ce bonheur avait un prix : la réduction des possibles - la liberté : saisir les contraintes obligées et en inventer quelques autres pour s’en faire des appuis (la stylisation selon Foucault), et non les effacer ou les contourner. Voilà la musique : une situation composée d’éléments multiples et variés, destinée à ce que certains sons qui s’y jouent aient des effets, agréables si possible, sur les personnes présentes. Pour que ces effets aient lieu, il ne suffit donc pas d’émettre des sons, il faut que ceux-ci s’adossent à, se glissent au sein d’un dispositif situationnel précis, organisé, collectif. L’imprévu, l’inouï émergent de ces contraintes obstinément prévues, rabachées. La musique est ce qui émerge sur le moment de l’ensemble de ces " entours " ; elle disparaît dès que l’un d’entre eux s’efface - elle est ses entours. Voilà l’invention musicale : déplacer quelques éléments des dispositifs hérités, connus, afin que d’autres sons, d’autres effets adviennent ; mais pas trop d’éléments à la fois, car si les sons ne peuvent pas s’appuyer sur quelques éléments stables (hérités), ils ne peuvent plus être musicaux, avoir des effets - ils ne sont plus que bruits indistincts. D’où le risque et l’aléas. Topo Phonie a pris le risque de se confronter à cet aléas ; les moments de joie musicale ressentis indiquent que c’était réussi - au sens non pas d’un illusoire résultat obtenu, définitif, mais de l’ouverture d’une voie où de nouveaux possibles se dessinent. Depuis l’écriture de ce texte, Topo Phonie a organisé sa deuxième expérience (24 et 25 juin 2000, aux alentours de Boissy-aux-Cailles). Trois ajustements explicites ont eu lieu, preuve d’une rare et louable volonté d’expérimentation continuée. Tout d’abord, le choix des moments : quatre séquences plus courtes (deux et trois heures), dont deux calées sur le coucher et le lever de soleil. Puis le choix des lieux : des sites plus saillants, plus " typés " (site de petits rochers d’escalade, croisée d’une route et d’un chemin traversant de grands champs au sommet à peine courbé d’une colline, petit plateau boisé surplombant des rochers d’escalade et les paysages alentours, et... je n’étais pas au dernier). Enfin, le choix des acteurs : entre ceux qui sont revenus et les nouveaux, on caractérisera les musiciens comme plus habitués à l’esprit des " performances " et/ou ayant bénéficié des discussions et réflexions impulsées par la première expérience ; mais il y eut aussi, pour notre bonheur, une danseuse, une performeuse, deux architectes, une photographe, une vidéaste . Pour aller vite, on se contentera de noter que l’imposition de ces saillances était judicieuse. Le fait d’organiser plus, de renforcer le cadre a permis de concentrer, d’intensifier les situations - procès même de la stylisation. Après un premier " set " d’habituation et de découverte du dispositif relativement éthéré (il y aurait à dire de la présence et des comportements des grimpeurs et passants, certains intrigués, d’autres indifférents, d’autres énervés...), nous avons connu une fin de coucher de soleil magnifique : le dispositif a " pris " et donné un moment d’une rare intensité, un peu comme si tout ce qui était présent, jusqu’aux lointaines étoiles, s’était donné le mot et que soudain, le pli du monde s’était trouvé entre nous (auditeurs et musiciens), sorte de vrille du paysage dont la pointe se situait ici même. Le lever quant à lui fut aussi d’une grande justesse, sur un mode moins " tribal ", plus fondu dans le paysage, dans l’ambiance fraîche et l’éveil de l’aurore. On a hâte du prochain festin de beauté.

Olivier Roueff (doctorant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ; saxophoniste à ses heures perdues, ou gagnées ;

à paraître, en collaboration avec Denis-Constant Martin, L’invention du jazz en France. Musique, modernité et politique dans la première moitié du XXe siècle, Marseille, Parenthèses).